(dé)réglable
(dé)réglable
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- Auteur : Anthony Ferretti
- Date : Janvier 2020
Dans « (dés)activable » , mon précédent texte sur l’interrupteur, j’ai écrit qu’une possibilité commence toujours à deux. Un texte méditatif sur cette expérience de la dualité. Ici, je m’aventure au delà de la binarité de l’interrupteur, le ON ou le OFF. Je cherche à explorer différentes conditions formelles de l’exercice de l’autonomie pratique. Pour celui-ci, « (dé)réglable », je veux m’essayer à cette formule : une nuance commence toujours entre deux.
Le (dé)réglage propose des possibilités de contrôle, des marges de manœuvre sur le cœur technique de l’objet en question. Il concerne les mécanismes techniques de l’objet, et de ce fait agit sur son traitement énergétique.
Par exemple, le thermostat d’un four électrique permet de régler et de maintenir, souvent par un commutateur rotatif , une certaine température dans le four. Il permet par conséquent d’augmenter ou de réduire l’effet thermique de la résistance électrique, soit la chaleur du four. On parle ainsi d’ effet Joule , c’est-à-dire la production de chaleur par le passage d’un courant électrique dans un matériau conducteur. Le thermostat permet alors de contrôler ce phénomène physique. Avec un thermostat entre 50 °C et 300 °C, il est possible de régler et de maintenir le four à une certaine température, par exemple à 280 °C. Je tiens à préciser que la fonction du thermostat n’est pas de proposer différents programmes de cuisson déjà réglés d’avance pour maintenir automatiquement la chaleur du four. Dans ce cas précis, il s’agit d’une sélection de programmes et non d’un véritable réglage. Un programme est une disposition prédéfinie et non modifiable des capacités techniques de l’objet. Activer ou désactiver tel ou tel programme ne constitue pas une possibilité de réglage. J’en ai parlé auparavant avec l’inverseur, dans « (dés)activable ».
Des nuances
Pour régler, des nuances techniques sont nécessaires. Pouvoir choisir un programme n’est pas pouvoir le régler.
L’unité de mesure, en l’occurrence le degré Celsius , parce qu’elle se fonde sur la reproductibilité des expériences, permet de régler et de savoir qu’on a réglé son four précisément à telle ou telle température. Mais pour que le four fonctionne, il ne suffit pas de régler seulement la température. Il faut régler le temps de cuisson avec une minuterie. L’unité de mesure utilisée n’est autre que la minute, une unité de mesure du temps. Comme le thermostat, on utilise en général un commutateur rotatif pour définir le temps de cuisson. Bien sûr, d’autres réglages du four électrique existent et peuvent être proposés comme la circulation de l’air et la répartition de la chaleur en réglant par exemple la vitesse des ventilateurs, de la turbine, la résistance de la voûte et de sole, et bien d’autres possibilités. À l’instar de l’appareil photo argentique, étudié de près et pris en exemple de nombreuses fois par Pierre-Damien Huyghe , le four électrique ne peut pas ne pas être réglé et ces réglages sont interdépendants. Le four électrique est un appareil. Un appareil thermique en l’occurrence. S’il n’est pas réglé, le four ne donne rien. Sans réglage, il reste inerte et en attente d’être réglé.
« On ne peut pas ne pas entrer dans une pratique de réglage, et ces réglages sont interdépendants ».
– Pierre-Damien Huyghe, « Conversation avec… Pierre-Damien Huyghe » , emballage collectif, 2019.
Certains objets ne peuvent pas être réglés car ils ne sont pas réglables, du moins pas partout, pour tous et pas tout le temps. En milieu d’enfermement, en prison par exemple, les occasions de réglage sont assez rares et volontairement raréfiées. On peut y trouver des dispositifs de sécurité qui ne peuvent pas être réglés par les détenus. Les techniques carcérales sont d’ailleurs conçues en général pour une privation de liberté. En milieu créatif, dans une cuisine par exemple, pour rester dans le même registre que le four électrique, les occasions de réglage sont nombreuses et volontairement multipliées. On peut alors y trouver des appareils de toutes sortes qui peuvent être réglés par les cuisiniers. Les techniques culinaires sont conçues en général comme un espace de liberté. Certaines pratiques, comme la cuisine, la musique et le jeu, présentent une diversité d’occasions de réglage. C’est avec elles que les pratiques émergent. Dans un studio de musique, on y trouve par exemple des instruments de musique, des consoles de mixage et des amplificateurs que l’on peut régler de différentes façons. On règle le volume, la tonalité et différents effets sonores. Encore une fois, ces appareils ne peuvent pas ne pas être réglés et leurs réglages sont interdépendants. Les exemples opposés à l’appareil photo argentique cité et étudié par Pierre-Damien Huyghe[1] pour parler de l’appareil, sont pour moi l’appareil photo jetable, le Polaroïd et surtout les cabines photographiques de Photomaton.
Avec le Polaroïd, il n’est pas possible de régler l’opération photographique. Il s’agit d’un procédé de photographie à développement instantané. Il suffit d’appuyer sur un bouton pour enclencher automatiquement le processus photographique qui débute par la captation et se termine par l’impression. L’appareil photo jetable ou le Photomaton sont des exemples similaires. Ces dispositifs conviennent à une standardisation et à une industrialisation photographique. L’automatisme de ces machines permet de photographier en grand nombre, rapidement et uniformément. Les cabines photographiques de Photomaton sont d’ailleurs utilisées en général pour les photographies d’identité, elles-mêmes soumises à des normes très précises pour la constitution de documents administratifs. C’est un dispositif qui permet le contrôle d’identité. En mai 1941, Photomaton avait proposé ses machines automatiques à l’occupant pour photographier et classer les déportés. Dans une lettre écrite par l’entreprise, on peut lire ceci :
« Nous pensons que le rassemblement de certaines catégories d’individus de race juive dans des camps de concentration aura pour conséquence administrative la constitution d’un dossier, d’une fiche ou carte, etc. Spécialiste des questions ayant trait à l’identité, nous nous permettons d’attirer particulièrement votre attention sur l’intérêt que présentent nos machines automatiques Photomaton susceptibles de photographier un millier de personnes en six poses et ce en une journée ordinaire de travail. La qualité très spéciale du papier ne permet ni retouche, ni trucage ».
– Renaud de Rochebrune et Jean-Claude Hazera, Les Patrons sous l’occupation , Odile Jacob, 1995, p. 959.
L’offre de Photomaton ne fut pas retenue. Je ne peux pas ne pas préciser mon propos, surtout avec ce fait historique. Je ne veux dans ce texte ni faire le procès de Photomaton, ni définir le contrôle en général comme un acte criminel. Je veux seulement souligner que le contrôle nécessite des dispositifs et n’est pas toujours nécessaire.
Un ralentisseur, comme le dos-d’âne ), le coussin berlinois , la chicane (déviation de la trajectoire) ou l’ écluse (rétrécissement de la chaussée), sont des dispositifs routiers qui permettent de contrôler la vitesse de circulation sur la voie. Ils répondent en général à des problèmes de sécurité et sont également soumis à des normes très précises. La forme de ces ralentisseurs permet de contrôler la vitesse de circulation. On doit alors s’adapter, en réduisant sa vitesse. Avec le Photomaton, le Polaroïd ou l’appareil photo jetable, c’est la même chose. On s’adapte à la préconfiguration. L’opération et la qualité photographique sont prévues d’avance. Avec l’appareil photo argentique, elles ne le sont pas. Je l’ai déjà dit, on ne peut pas ne pas régler un appareil et ses réglages sont interdépendants.
En résumé, il me semble important de discuter les situations de contrôle. Elles peuvent être aussi bien un remède qu’un poison, c’est le propre du pharmakon. J’ai déjà abordé la dimension pharmacologique du design dans un autre texte intitulé Du design thérapeutique . Je ne reviendrai pas là-dessus, mais vous y invite volontiers. Je ne vais pas non plus revenir sur les définitions de l’appareil et du dispositif. Je vous invite à lire Pierre-Damien Huyghe ou Giorgio Agamben [2] pour en savoir plus. En tant que designer, ce sont les enjeux de conception du réglage qui m’intéresse, notamment la jouabilité du réglage et le maintien d’une nuance.
[1] Pierre-Damien Huyghe, L’art au temps des appareils, Éditions L’Harmattan, 2006.
[2] Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Rivages, 2014.
Du jeu
La particularité du réglage est sa jouabilité. Il y a du jeu dans le réglage, du jeu entre deux choses.
Avec le thermostat du four électrique, il est possible d’augmenter, de réduire ou de maintenir la chaleur. On joue avec le courant électrique. J’ai déjà expliqué précédemment son fonctionnement. Autre exemple. Avec le tuner du poste de radio, il est possible d’augmenter, de réduire ou de maintenir une fréquence. On joue avec l’onde électromagnétique, radioélectrique en l’occurrence. Le tuner, appelé syntoniseur , permet de réceptionner un signal émis sur une bande de fréquence. En gros, il permet d’accorder l’émetteur et le récepteur sur la même fréquence. Avec une radio FM dont la bande de fréquences est comprise entre 87.5 et 108 MHz, il est possible de régler et de maintenir la radio à une certaine fréquence, par exemple 93.5, soit France Culture. Entre une radio et un télégraphe , la pratique comme la technicité diffère. Le télégraphe est de mon point de vue, un interrupteur , car il permet d’activer ou de désactiver des ondes électromagnétiques. D’ailleurs, avec le télégraphe, on peut varier les longueurs et les espacements des impulsions. Possibilité qui a été codifiée par le Morse pour communiquer. Avec le télégraphe, on peut jouer avec la présence et l’absence d’une onde électromagnétique. Avec la radio, on peut jouer avec les qualités de l’onde. Le réglage permet de jouer avec une ou plusieurs propriété(s) de l’onde, comme sa longueur, son amplitude, sa fréquence, sa modulation, etc. Je ne vais pas revenir là-dessus puisque j’ai déjà expliqué sur quoi agissait un réglage. Ce qui m’intéresse ici, c’est le jeu du réglage. D’abord, le jeu est situé entre deux pôles, entre deux extrémités, par exemple entre 50°C et 300°C pour le thermostat du four électrique.
De l’espace
Concevoir un réglage, c’est créer un espace de liberté compris entre deux extrémités dans lequel on peut (se) positionner.
Entre 50°C et 300°C, on peut positionner la température du four à 280°C. Entre 87.5 et 109 MHz, on peut positionner la fréquence de la radio à 93.5 MHz. Entre 0 et 90 dB, on peut positionner le volume de la chaîne hi-fi à 60 dB. Entre l’extrême gauche et l’extrême droite, on peut positionner son orientation politique. Mais ces réglages ne sont ni réglés d’avance ni définitivement. On peut toujours revenir sur ce qui a été réglé.
Comment régler tel ou tel objet ? Comment faire un réglage qui permet aussi bien de changer une position que de la maintenir ? Comment fabriquer un réglage qui ne se casse pas quand on change de position ? Quel jeu faut-il laisser pour pouvoir maintenir une position qu’on doit pouvoir changer ? Qu’est ce qui permet de maintenir et de changer une position ? Qu’est ce qui permet de maintenir ? Qu’est ce qui permet de changer ? Pour le designer, ce sont des questions concrètes relatives à la résistance dans le jeu du réglage. Par exemple, le crantage d’une chaise longue permet de régler soi-même l’inclinaison du dossier. Préalablement conçu par le designer, ce crantage permet d’incliner le dossier entre la position la plus verticale et la plus horizontale. Lorsqu’on s’assoit ou s’allonge, la chaise ne change pas de position, car la forme du crantage et le poids de l’individu permettent de maintenir l’inclinaison. Il est alors plus difficile de régler son dossier, quand quelqu’un y est assis. Ce sont des banalités. Mais, c’est aussi un exemple simple et concret qui explique la résistance avec laquelle on joue dans le réglage.
De l’imprévu
Quand on règle, on déplace quelque chose. La résistance de ce déplacement provoque des frottements et demande donc une énergie.
Bien d’autres exemples existent comme le magnétisme, le coulissement, la pression, etc. Voilà donc des questions que se posent les designers qui aiment faire des réglages, qui aiment faire du pouvoir faire. En conclusion de ce texte, j’aimerais exposer quelques conduites propres à ces designers.
D’abord, ils s’intéressent à la technicité des objets. Ils s’intéressent aux possibilités techniques des objets. Plus que seulement s’y intéresser, ils les aiment et les découvrent. Leurs positions les mènent à concevoir des objets plus complexes. Un appareil photo argentique est plus complexe qu’un Polaroïd. Mais pourquoi préférer l’appareil photo argentique ? Pourquoi vouloir concevoir un appareil photo argentique avec tous ces réglages, alors qu’on pourrait concevoir un Polaroïd avec juste un bouton pour prendre une photo ? Pourquoi chercher à complexifier un objet avec une multitude de réglages, alors qu’un seul simple bouton suffit ? Le Polaroïd permet d’avoir une photo, l’appareil photo argentique permet d’en faire une. Avec le Polaroïd, on a une photo très rapidement. D’ailleurs il la développe. Avec l’appareil photo argentique, on a une pratique photographique. C’est très différent. Mais pourquoi faire des réglages ? Pour l’amour de régler. Pour l’amour de la pratique, de la liberté au fond.
Ces designers ne cherchent pas à simplifier les objets, au contraire ils les complexifient. Ils cherchent même à les complexifier au-delà de leurs propres maîtrises. Ils n’envisagent pas ce qu’il serait possible de faire avec ces réglages, au contraire ils cherchent à ouvrir au-delà et ailleurs de ce qu’ils peuvent imaginer faire avec. Proposer des réglages, c’est proposer plus de complexité.
De la pratique
Faire du réglage, c’est ouvrir à des surprises, à des choses qui ne sont pas indispensables, même pour le designer. C’est partir du principe que la panne est possible.
Quand le Polaroïd dysfonctionne, on obtient une erreur. Avec l’appareil photo argentique, ce sont plutôt des surprises. Concevoir un Polaroïd, c’est répondre au besoin d’avoir une photo. Il suffit d’appuyer sur un bouton pour obtenir une photo rapidement et automatiquement. Le temps du réglage n’existe pas. Concevoir un appareil photo argentique, ce n’est pas répondre à ce besoin mais c’est permettre la pratique photographique. Le temps du réglage existe. Certains préféreront utiliser un Polaroïd pour avoir une photo et d’autres un appareil photo argentique pour pratiquer la photographie.
C’est une position contraire aux tendances consuméristes. Aujourd’hui, les réglages sont souvent minimisés, cachés, supprimés ou inenvisageables, car ils sont jugés superflus. On se dit que ce n’est pas indispensable. On se dit aussi qu’on perd du temps. On se dit qu’il faut faire beaucoup d’efforts. En effet, ça prend du temps, ça demande un effort et ce n’est pas indispensable, mais justement ! Régler c’est prendre le temps et faire l’effort de régler. C’est parfois long et difficile, parfois rapide et facile. On peut se dire qu’il faut être pragmatique, qu’il faut aller à l’essentiel, qu’il faut répondre à des objectifs, ce genre de choses. Certains jugeront que régler, c’est tout casser. D’autres rusent pour nous décourager de régler. Je ne vise personne, je veux seulement expliquer que la consommation est plus couramment recherchée que la pratique. D’autres termes sont régulièrement employés comme l’économie, l’usage, le service ou l’expérience utilisateur, mais le mot de consommation me semble être assez juste. Parce qu’elle est tendancieuse, la consommation a tendance à instrumentaliser le design. La prolifération des symboles, la réduction des possibilités, la captation des attentions[3], le mot lui-même de design est instrumentalisé à des fins consommatrices. Bref, je ne pense pas avoir besoin d’en dire plus à ce sujet aujourd’hui. Je veux seulement dire qu’une conduite de design qui plaide pour des techniques (dé)réglables est antinomique à la finalité de la consommation, c’est-à-dire l’achèvement, la mort[4].
Cette conduite tient non pas à la consommation, mais à l’amour de la pratique. À la liberté. Je l’ai déjà dit auparavant. Compte tenu de ces tendances consuméristes, il me semble laborieux pour ces designers de travailler avec ce principe d’action, comme il me paraît difficile également de concevoir des produits de consommation sans broncher. Sous le joug de valeurs indiscutables, ces tendances prennent une tout autre allure. Le recyclage, l’économie circulaire, l’expérience centrée utilisateur, etc. Pourquoi ne pas sortir du cycle ? Pourquoi ne pas arrêter de durer ? Pourquoi ne pas décentrer l’expérience[5] ? Au fond c’est toujours pour la consommation. La consommation des biens, des services, des ressources, des individus, de la planète. Bref, ces tendances évitent des occasions de réglages, car régler c’est hospitaliser, c’est soigner.
En résumé, ces designers œuvrent pour des pratiques[6]. Ils ne répondent pas à des besoins, ne cherchent pas à circonscrire l’expérience des objets à des usages, ne cherchent pas à diminuer les possibilités, au contraire cherchent à les ouvrir.
Les objets qu’ils conçoivent se (dé)forment et ouvrent aux pratiques, bien au delà de ce qu’ils peuvent eux-mêmes imaginés pour le meilleur comme pour le pire.
Enfin, mais cette fin n’en est pas une, les mots et formules que j’emprunte pour ce texte comme pour les sous-titres de cette collection viennent entre autres du Plaidoyer pour un technique hospitalisable de Pierre-Damien Huyghe, un texte qui fut et est toujours aussi fondateur pour moi. Peut-être que ce texte n’est d’ailleurs au fond qu’une façon de vous inviter à lire son travail, à le méditer et à le pratiquer.
[3] Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, La Couleur des idées, 2014.
[4] Jean Baudrillard, La société de consommation, Gallimard, 1996.
[5] Anthony Masure, « Manifesto for an Acentric Design » [version enrichie d’un chapitre de l’essai Design et humanités numériques (2017), traduction du français par Jesse Cohn], Berlin, Interface Critique, dir. Florian Hadler, Daniel Irrgang, Alice Soiné, no 2, « Navigating the Human », décembre 2019.
[6] Bernard Steigler et Catherine Geel, Quand s’usent les usages : un design de la responsabilité ? , Article paru dans Azimuts n°24, 2004.