designers partout, designers où ça ?
Designers partout, design où ça ?
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- Auteur : Adrien Payet
- Date : Janvier 2020
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« On appelle trop le design aujourd’hui. Ne risque-t-il pas de se perdre à vouloir répondre à toutes les adresses qu’on lui fait, à tous les clins d’œil qu’on lui adresse ? ».
– Pierre-Damien Huyghe, De la fiction à la distanciation , 2018.
On entend de plus en plus de non-designers prétendre appliquer des méthodes de design. En même temps, les designers interviennent de plus en plus comme consultants en idéation. Et le design, dans tout ça ?
Le 11 mars 2019, en titre d’un séminaire , l’ENSCI posait une question inquiète : “Design partout, designers nulle part ?” Dans le texte introductif, les organisateurs constataient « une forme de flou, voire d’incompréhension, sur ce qu’est le design » en même temps qu’un inquiétant « recours croissant au design dans des espaces de pratiques qui ne semblent pas former de designers ».
L’ENSCI est visiblement préoccupée par la tendance du design à se répandre dans les écoles de commerce. Préoccupation compréhensible. Pas moins, cela dit, que l’intérêt du commerce pour le design, dont l’histoire est jalonnée de succès commerciaux. La traduction du titre de l’autobiographie de Raymond Loewy sonnait déjà comme une leçon aux marchands : La laideur se vend mal (1953). Plus proche de nous, la réussite commerciale d’Apple et la valeur du design dans les propos de Steve Jobs ont sûrement contribué à renforcer dans les esprits le lien – la désormais quasi-confusion – entre design et innovation, et par conséquent entre design et efficacité commerciale. Le design symbolise l’innovation. Si bien que de nos jours, si la laideur se vend mal, le design, lui, se vend plutôt bien.
La vogue problématique du design
Design de service, design d’organisation, legal design, design fiction etc. Par déclinaisons, le design étend son offre et son panel de clients potentiels. Non seulement aux écoles de commerces mais à tout type d’organisations ; y compris de plus en plus aux administrations publiques, dont l’intérêt s’est officialisé en grande pompe le 11 décembre dernier avec l’inauguration, par le Ministère de la Culture, des Assises du design.
“Design partout, designers nulle part ?”, demandait donc l’ENSCI, et en effet des managers, des professionnels du marketing, des consultants, des communicants… bref, des non-designers font ce qu’ils appellent du design thinking. En même temps, la présence de designers est tout de même de plus en plus demandée dans les écoles de commerces, dans tout type d’entreprise ou d’administration, sur tout type de projet. Et l’on s’en réjouirait tout à fait, si les designers n’étaient pas trop souvent sollicités pour aider d’autres à essayer de penser un peu comme eux plutôt que pour faire du design, ce qui n’est pas la même chose. On entend donc bien des non-designers prétendre penser comme des designers. Mais on remarque aussi, et de plus en plus, des designers faire autre chose que du design.
Le design courtisé comme symbole
Il semble qu’on sollicite les designers parfois même seulement pour être là. Être là… pour que l’organisation puisse se targuer de travailler avec des designers. Être là pour servir de caution innovation, pour labelliser les organisations. Et voilà le problème à son comble, lorsque le design tient moins sa valeur de son métier que de ce qu’il symbolise, et qu’on l’exerce moins qu’on l’arbore. Sort qui, soit dit en passant, n’est pas sans rappeler la façon dont certaines entreprises intègrent des philosophes, plutôt comme caution intellectuelle ou éthique quant à eux.
La faute à la demande, alors ? Sûrement en partie, mais cela n’arriverait pas sans le consentement tacite, voire la complicité de designers complaisants (et de philosophes, et d’autres…), ravis d’être courtisés quelle qu’en soit la raison. On les voit alors munis d’outils colorés pour rafraîchir des professionnels affadis, animer des ateliers durant lesquels ils s’efforcent de faire faire à d’autres ce qu’ils risquent de n’être bientôt plus capables de faire eux-mêmes, par manque de pratique : du design. Le métier s’entretient par l’exercice, ou s’abîme.
La réduction du design à une méthode d’idéation
Alors, du design, qu’en est-il au juste ? L’ENSCI relevait “une forme de flou, voire d’incompréhension, sur ce qu’est le design ”. Ce qui sévit, en particulier, c’est une réduction du design à une méthode d’idéation. Il y a là deux mots et deux problèmes : réduction du design à une méthode, réduction du design à une idéation, au sens d’un processus de production d’idées. Au sujet du premier problème, je me contenterai de renvoyer à la réflexion de Matthieu Savary (User Studio) dans l’article Le design, une méthode ? . Quant au second – réduction du design à une idéation –, il pose d’autant plus problème qu’il est symptomatique d’une humanité qui peine à faire la différence entre l’idée d’une chose et la chose elle-même.
La difficulté n’est pas neuve. C’est en fait un vieux problème. Le mot de l’ancien grec eidos, qu’employait notamment Platon, hésite en français entre forme et idée, selon les traductions. Comme si la forme n’était qu’idéale, ou idéelle. Si tel était le cas, les designers, travailleurs de formes, pourraient peut-être se contenter d’avoir des idées. Pourtant – et c’est d’ailleurs un enjeu majeur du fameux passage dit “des trois lits” qui se situe au livre X de la République de Platon – de l’idée de la chose à la chose elle-même, ou de la forme abstraite à la forme réalisée, il n’y a pas rien. Il y a, en fait, un travail, qu’un nombre préoccupant de designers négligent ; préférant plutôt, moyennant sprints et hackathons, courir (c’est bien l’image) aux solutions idéales. Et pourquoi pas s’y téléporter immédiatement, et supprimer tout bonnement le problème du chemin qui sépare de la solution à construire.
La valeur des étapes intermédiaires
Im-médiatement, c’est-à-dire sans médiation, aussitôt, instantanément, en brûlant les étapes, en faisant fi, comme si de rien n’était du travail intermédiaire. De cette immédiateté, Platon – le même philosophe qui, dans la République, distingue entre la chose, son idée et son image – semblait contenir la critique dans le dialogue du Philèbe. C’est du moins ce que note Jankélévitch dans un cours de 1960 sur l’immédiat . En lecteur attentif à la récurrence d’un adverbe qui signifie en grec “immédiatement”, dont il relève d’ailleurs aussi la curieuse présence dans la République, Jankélévitch remarque (citation tronquée) :
Ce passage dans lequel Platon raille les impatients, les amateurs, les improvisateurs, les hommes pressés. Et il se sert plusieurs fois de suite d’un adverbe qui veut dire en grec directement, immédiatement, sans intermédiaire, tout de suite, séance tenante.
Donc Platon philosophe, dans ces pages, contre ceux qui passent en l’espèce directement à l’unité. C’est-à-dire encore, ceux qui vont à l’un en brûlant les étapes, en escamotant les stations intermédiaires et, comme dit Platon, les moyens termes dont les hommes impatients et pressés veulent faire l’économie. Les anges, qui sont des anges, peuvent se le permettre. Mais les hommes, qui ne sont pas des anges, en sont réduits à faire les anges. Celui qui veut faire l’ange est un charlatant, tout simplement.
La suite ne ménage pas moins ce “charlatan” impatient dont il est question, tour à tour qualifié d’amateur, de faiseur de tours de passe-passe, de pitre, de clown, d’acrobate, de marchand d’orviétan… Jankélévitch précise le problème par deux comparaisons. D’abord avec un guérisseur qui prétend guérir alors qu’il ne connaît pas l’organisme. Ensuite avec Icare, qui se brûle les ailes pour n’avoir pas fait l’effort de sortir du labyrinthe comme il se doit, c’est-à-dire en l’étudiant, en faisant des plans etc.
Pour guérir et pour sortir du labyrinthe, il manque à ce guérisseur et à Icare une connaissance de l’objet qui pose problème, la patience pour l’étudier, le goût de ce travail. Par conséquent, les solutions de ces charlatans n’en sont pas, bien qu’elles en aient l’air. Les remèdes du guérisseur n’en ont que l’air bien qu’en réalité ils ne guérissent pas et Icare le pressé ne s’en sort au départ qu’apparemment, pour en fin de compte dégringoler. Idem de bon nombre de ces prétendues solutions issues de séances d’idéation collectives. Elles en ont peut-être parfois l’air, du moins la prétention, mais elles n’en sont pas tant qu’elles ne sont pas réalisées, ce qui souvent ne sera pas fait. Et l’on se contentera volontiers de ces idées folles à peine esquissées sur un paperboard sous prétexte qu’innover c’est savoir abandonner des idées, comme disait Steve Jobs. Mais c’est le métier qu’on abandonne.
Exercer patiemment le métier pour ne pas être des charlatans
Platon pointe un risque qui nous regarde tous. Lorsqu’il se réalise, par impatience nous dit Platon, on a affaire à des solutions qui n’en sont pas et du savoir-faire qui manque de s’entretenir, du métier qui se perd. Le risque existait de son temps et il existe toujours du nôtre pour la simple raison qu’il relève d’une nature humaine capable de prendre les idées et les paroles pour des faits, de se tromper et de tromper les autres. Nous pouvons toujours être des charlatans, faire des promesses ou jouer à imaginer des solutions plutôt que de faire laborieusement. Cela arrive en particulier lorsque, confondant profession et métier, nous continuons à professer sans exercer nos métiers.
Le design a bien le vent en poupe. Est-ce une raison suffisante pour se réjouir ? Le design doit faire son métier, pas se répandre. Tant mieux s’il peut faire l’un et l’autre. Mais à choisir entre les deux : le métier.
« Ce qu’il nous faut, c’est une culture de menuisier ».
– Adolf Loos, Ornement et crime, Rivages, 2015.